La consécration légale de la preuve électronique
Depuis 2002, le Gouvernement Princier envisageait d’adapter le droit monégasque en vue de faire face à l’évolution des nouveaux outils de communication et favoriser le développement du commerce électronique. L’objectif de la Loi 1.383 sur l’Economie Numérique du 2 août 2011 était de faciliter et sécuriser la formation des contrats par voie électronique. La loi introduisait de nouvelles dispositions relatives à l’écrit et à la signature électroniques et semblait, de prime abord, opérer un changement fondamental des règles de preuve du code civil en affirmant la force probatoire d’un écrit électronique.
Ce changement s’inscrivait dans une logique temporelle inévitable face au progrès et à l’évolution des systèmes et des civilisations. Bien que certains juristes redoutaient le passage à l’ère du numérique, il était pourtant inévitable. Le droit a toujours su s’adapter. En d’autres temps déjà, lorsque le serment expirait sous la plume [1], nombreux étaient ceux qui se désolaient que l’écrit envahisse le champ des contrats à une époque où le témoignage oral était la preuve par excellence. L’écrit, « preuve reine d’aujourd’hui, n’était alors que preuve suspecte [2]».
A l’image de cette inévitable évolution, les sociétés actuelles procèdent à la dématérialisation de l’écrit et de la preuve, et le droit s’adapte, bon gré mal gré, et plus ou moins judicieusement. Les nouvelles dispositions de la loi sur l’Economie Numérique soulèvent quelques difficultés d’interprétation devant être clarifiées et s’inscrivent, plus généralement, dans un ordre juridique incomplet nécessitant des adaptations supplémentaires.
I. La preuve électronique codifiée
La loi sur l’Economie Numérique apporte des précisions quant à l’usage de l’écrit électronique à titre de preuve. La section du Code civil intitulée « De la preuve littérale » commence avec un nouveau paragraphe énonçant des « dispositions générales » qui définissent l’écrit et lui accordent la même valeur que l’écrit traditionnel.
1. L’élargissement de la notion d’écrit
a. La reconnaissance de l’écrit électronique
L’article 1163 du Code civil définit pour la première fois la preuve écrite, ou plus largement l’écrit [3], comme étant une « suite lisible de lettres, de caractères, de chiffres ou de tous autres signes ou symboles dotés d’une signification intelligible quels que soient leur support ou leurs modalités de transmission ». Le Code civil s’affranchit ainsi du monopole du papier [4] et rompt avec la tradition. Si certains auteurs regrettent cette déformation de la « notion millénaire d’écrit » [5], cette acception présente, au moins, l’intérêt d’être technologiquement neutre [6].
Les actes authentiques n’échappent pas à cette dématérialisation législative. Désormais, selon l’article 1164 alinéa 2 du Code civil, un acte authentique peut être dressé électroniquement, à condition d’être conforme aux exigences qui devront être ultérieurement définies par ordonnance souveraine.
b. L’équivalence entre la preuve écrite traditionnelle et la preuve électronique
L’article 1163-1 du Code civil précise les conditions auxquelles l’écrit électronique doit répondre afin d’être « admis en preuve au même titre et avec la même force probante que l’écrit sur support papier ». La personne dont l’écrit émane doit pouvoir être dûment identifiée et il doit avoir été établi et conservé dans des conditions qui en garantissent l’intégrité.
Le législateur n’ayant pas créé de hiérarchie entre l’écrit électronique et l’écrit papier, il précise comment résoudre un éventuel conflit de preuves. Selon l’article 1163-2 du Code civil, en présence d’un tel conflit, le juge devra déterminer quel est le titre le plus vraisemblable. En pratique, ces conflits seront rares, dans la mesure où les exigences formelles requises pour qu’un écrit électronique soit considéré comme une preuve littérale sont telles qu’elles seront, il semble, rarement remplies. La prédominance de l’écrit papier devrait subsister encore quelque temps.
c. La validité d’un acte juridique électronique
En plus d’être admis ad probationem, l’article 963-1 du Code civil prévoit que l’écrit électronique peut aussi être reçu ad validitatem, à condition de respecter les strictes exigences des articles 1163-1 et 1163-3 du Code civil.
2. La naissance de la signature électronique
a. La définition générale de la signature
La naissance légale de l’écrit électronique imposait au législateur de préciser comment il devait être signé [7]. La signature « nécessaire à la perfection d’un acte » est désormais définie par l’alinéa premier de l’article 1163-3 du Code civil et ses fonctions sont précisées : elle permet d’identifier son auteur et de manifester son consentement aux obligations qui découlent de l’acte. Ce même alinéa dispose que lorsqu’elle est « apposée par un officier public, elle confère l’authenticité à l’acte ». Enfin, selon le deuxième alinéa de l’article 1163-3 du Code civil, cette signature « peut être manuscrite ou électronique ».
b. La définition spéciale de la signature
Le troisième alinéa de l’article 1163-3 du Code civil prévoit que la signature électronique « consiste en l’usage d’un procédé fiable d’identification et garantissant son lien avec l’acte auquel elle s’attache ». Une telle précision est nécessaire compte tenu de la spécificité du support électronique. Si ce lien est une condition naturellement remplie par la signature manuscrite compte tenu de l’indivisibilité du support papier, ce n’est pas le cas en matière d’écrit électronique [8]. Il convient alors de préciser que la signature électronique doit nécessairement se rattacher à l’acte pour lequel elle manifeste son consentement. Le dernier alinéa de l’article 1163-3 du Code civil instaure une présomption simple de fiabilité du procédé d’identification lorsqu’il garantit l’identité du signataire et l’intégrité de l’acte dans les conditions qui devraient être définies par ordonnance souveraine. Il appartient donc au pouvoir réglementaire de fixer les conditions techniques qui permettent une certaine prédéfinition de la fiabilité de la signature électronique. Ce mécanisme de renvoi permet, entre autres, à la loi de rester technologiquement neutre.
c. La signature électronique : clé de voûte de l’écrit électronique
Cinq alinéas relatifs aux écrits électroniques sont ajoutés à l’article 279 du Code de procédure civile traitant de la vérification d’écritures des actes sous seing privé. La force probante de l’écrit électronique est diminuée lorsqu’il ne respecte pas toutes les conditions des articles 1163-1 et 1163-3 du Code civil. Le défaut de signature électronique aura pour conséquence d’exclure des preuves littérales parfaites tout écrit électronique, mais il pourra éventuellement être retenu comme commencement de preuve par écrit. Ce formalisme rigoureux apparaît comme justifié compte tenu de la nature du support, facilement altérable, mais surtout parce que le nouvel article 963-1 du Code civil, réitérant ces exigences formelles, affirme que « lorsqu’un écrit est exigé pour la validité d’un acte juridique, il peut être établi et conservé sous forme électronique ».
II. Les difficultés soulevées par cette législation
Ces nouvelles dispositions relatives à l’écrit électronique génèrent des difficultés d’interprétation et s’inscrivent dans un ordre juridique incomplet. Si la première série de difficultés peut être aisément surmontée, la seconde mérite l’attention du législateur et son intervention.
1. Une interprétation délicate
a. Les spécificités monégasques
Si le législateur monégasque s’est largement inspiré des dispositions françaises concernant la preuve électronique il faut relever certaines singularités. Contrairement au texte français, l’écrit défini à l’article 1163 du Code civil doit être lisible. Une preuve sur support informatique non lisible est exclue de la catégorie des preuves écrites. Une conversation enregistrée sur Skype®, par exemple, n’aurait pas vocation à être admise comme preuve littérale [9]. Le texte se distingue également de celui du pays voisin en ce qu’il consacre les deux notions que sont l’admissibilité et la force probante dans le seul article 1163-1 du Code civil et évite donc de s’exposer à la critique doctrinale qui relève la redondance [10]. Hormis ces légères différences, les dispositions de la Principauté se heurtent aux mêmes difficultés d’interprétation que celles rencontrées en France.
b. La complexe interprétation des critères d’admissibilité
Selon l’article 1163-1 du Code civil, l’écrit électronique est admis comme preuve littérale, « sous réserve que puisse être dûment identifiée la personne dont il émane ». Cette formulation imprécise laisse à penser qu’il faut pouvoir identifier l’auteur de l’écrit ; or cet auteur matériel de l’écrit pourrait bien être un tiers (e.g. un notaire). L’article 1163-3 du Code civil, relatif à la signature en matière d’actes juridiques, prévoit que la fonction de celle-ci est, entre autres, d’identifier son auteur ce qui permet de clarifier le terme d’identification employé dans l’article 1163-1 du Code civil. Ce terme vise le signataire. Cette réflexion laisse à penser que le texte aurait dû faire référence à la notion d’imputabilité plutôt qu’à la notion d’identification qui est beaucoup moins précise. Cependant, le terme d’imputabilité aurait permis d’engager la responsabilité de la personne qui a « prêté » sa signature électronique [11]. Le terme de signataire ne pouvait pas non plus être retenu car la signature n’est requise que pour la « perfection d’un acte ». Il parait évident qu’un écrit électronique non signé pourra être admis ad probationem dans les matières où la preuve est libre. Dans ce dernier cas, l’identification ne se fera pas au moyen de la signature mais par d’autres moyens. Ce choix lexical, adopté par l’article 1163-1 du Code civil, est donc judicieux car l’identification ne vise pas l’auteur matériel de l’écriture mais plutôt l’auteur intellectuel de l’écrit [12], i.e. celui qui a consenti à son contenu.
Ensuite, l’écrit électronique doit avoir été établi et conservé dans des conditions garantissant son intégrité. A nouveau, le terme d’intégrité laisse planer une certaine imprécision. Est-ce l’intégrité du contenu qui est visée, c’est-à-dire l’immutabilité de l’écrit, ou est-ce l’intégrité de son support, autrement dit l’inaltérabilité de l’écrit, ou bien encore les deux [13]? La spécificité du support de l’écrit électronique est telle qu’il semble logique que ce n’est pas la durabilité du support qui doit être assurée mais plutôt la conservation de son contenu, peu importe qu’il ait changé de support [14]. Les conditions de conservation ne sont pas précisées, ce qui est sans doute judicieux compte tenu de l’évolution constante des moyens techniques [15] et conforme aux objectifs poursuivis par la neutralité technologique.
A la lueur de ces clarifications sémantiques, un écrit électronique est admis au même titre qu’une preuve traditionnelle écrite si l’on peut identifier celui qui l’a émis et si son contenu est immuable et immutable. Ces exigences répondent au besoin de certitude nécessaire pour constituer une preuve ; ni l’origine ni le contenu ne doivent avoir été falsifiés.
2. Un ordre juridique lacunaire
a. La défaillance du pouvoir réglementaire
La mise en œuvre des dispositions en matière d’écrit électronique repose essentiellement sur la signature électronique et les précisions la concernant sont essentielles. Comme le prévoit l’article 1163-3 du Code civil, le pouvoir réglementaire est en charge de poser les critères techniques de fiabilité de cette signature qui permettra une prédéfinition de la notion de fiabilité. Une ordonnance souveraine est également requise pour permettre aux officiers publics la rédaction d’actes authentiques électroniques. L’ordonnance souveraine, pierre angulaire de l’application de cette loi entrée en vigueur deux ans plus tôt, n’a toujours pas été adoptée par le gouvernement. Près d’un tiers des articles de la loi se heurte à cet écueil et sont donc inapplicables de fait. Il aurait été souhaitable que les deux textes, qui sont liés, soient adoptés simultanément afin d’assurer une efficacité immédiate et totale des nouvelles dispositions.
b. Un terrain pénal inadapté
La loi sur l’Economie Numérique a introduit le nouvel article 392-3 du Code pénal qui règle le sort des infractions commises à l’aide de moyens de cryptologie [16]. Le droit pénal ne traitant que très partiellement de la cybercriminalité et les tentatives de consécration légale de la fraude électronique ayant échoué [17], c’est sur un terrain presque vierge que s’est opérée la reconnaissance de l’écrit électronique [18]. La signature et la ratification de la Convention du Conseil de l’Europe sur la cybercriminalité [19] ne constituent qu’une première étape. Le gouvernement devra adopter rapidement une législation complète pour être en adéquation avec ses engagements internationaux et garantir en la matière une sécurité juridique suffisante. Compte tenu de l’importante utilisation d’Internet, il est urgent de remédier à ce vide législatif.
c. Conventions sur la preuve : une consécration légale inopportune
En insérant l’article 1163-2 dans le Code civil, le législateur avait pour objectif premier de régler le cas de possibles conflits de preuves pouvant naître entre un écrit électronique et un écrit papier. Ainsi, « à défaut de convention valable entre les parties », le juge tranche ces éventuels conflits. En France, cette consécration légale était l’affirmation d’une pratique déjà validée par la doctrine et la jurisprudence depuis près d’un siècle [20], et il est logique que le législateur monégasque ait adopté la même solution. Toutefois, il aurait peut-être été souhaitable qu’il encadre cette pratique, à l’instar du pays voisin, en se dotant d’une législation sur les clauses abusives [21]. C’est d’ailleurs, en ce sens, que le Conseil National a déposé une proposition de loi, le 18 septembre 2012, afin de protéger le consommateur contre ces dernières. Un sujet qui conduit à s’interroger sur l’opportunité de la mise en place d’un droit de la consommation plus complet en Principauté.
Dix ans après le dépôt du premier projet de loi sur le sujet [22], cette loi répond à la nécessaire modernisation du droit mais demeure privée de ses principaux effets en l’absence d’ordonnance souveraine. Plus généralement, cette amorce législative est relativement isolée compte tenu du fait que d’autres interventions législatives sont nécessaires afin de moderniser in extenso le droit positif.